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Solitudes désertées

Solitudes désertées

C

a y est, nous y sommes. Cela fait maintenant plus de deux semaines que nous roulons au Maroc et rien ne paraissait plus inatteignable que ce petit point perdu en bas de la carte. Nous ne croyons pas si bien dire. La minuscule ville de M’hammid est le point le plus méridional de notre périple. Alors pourquoi vouloir l’atteindre ? Plus de 400 kilomètres nous éloignent des pistes du moyen Atlas et de notre retour vers la civilisation. Ça devrait avoir de quoi dissuader quelques voyageurs de ne pas se dérouter et pourtant, nous nous enfonçons dans la vallée du Draa lentement. Les routes se recouvrent progressivement de sable et on peut déjà sentir l’odeur du désert. Les vents chauds fatiguent le moteur du 4×4 alors que les routes désolées de la région piègent les automobilistes, laissant apparaître ici et là, quelques trous béants dont certains viendront à bout des voitures les moins robustes. Mais M’hammid est encore loin. On peine à parcourir quelques kilomètres. La beauté du Maroc est inversement proportionnel à l’énergie qu’il vous procure. Tout est fatiguant ici. Il ne faut jamais relâcher son attention sur les routes. Dépassements et queues de poisson intempestives, camion surchargés roulant sur la voie de gauche, enfants traversant l’autoroute à pied accompagnés d’ânes chargés eux aussi, rien ne vous épargne. La météo est également contre nous. Les journées plutôt douces contrastent avec les nuits parfois gelées que nous subissons. Certaines nuits nous ont plongé dans les températures négatives de saison. Moins six ou moins sept degrés Celsius ont été nos pires scores. Un petit impact dans notre panneau solaire et l’étau de glace nocturne en est venu à bout. Ce matin là, nous avons retrouvé le plexiglas du panneau explosé, tiraillé par les gelées matinales. On comprend alors que nos corps subissent eux-aussi les « yo-yo » météorologiques. On se sent rapidement fatigué et il nous tarde d’atteindre notre destination au plus vite. Peut-être une erreur de notre part car chacun sait que le désert réserve des différentiels thermiques les plus importants de la planète. Peu importe, on se sent porté et la faible fréquentation des routes par les touristes nous permet de rêver. Rêver d’être un aventurier anglais du début du XXe siècle, de fouler ces terres en précurseurs, de découvrir des peuplades de plus en plus tribales et isolées, rêver d’un Maroc authentique, pure et généreux. Une dernière nuit passé près d’un Oued et notre objectif sera atteint le lendemain matin. Tachons de récupérer des forces pour les jours à suivre.

Sur la route de M’hammid, Valée du Draa, Maroc sud, 2019.

En approchant de M’hammid, nous traversons divers villages très reculés. On se demande de quoi ces gens vivent. La question est idiote. Ils vivent, c’est tout. La vallée du Draa offre de nombreux oueds d’où jaillissent des milliers de palmiers, fruits et légumes. De fait, on voit fleurir le long de la route principale de nombreux « garagistes » et autres « spécialistes automobile ». Certains d’entre eux se promènent en mobylette et harcèlent les voyageurs en 4×4 comme nous. Ils veulent une photo de notre véhicule à l’entrée de leur garage comme gage de faire-valoir auprès de potentiels clients. Nous refusons et pour cause. Les marocains peuvent être très malins lorsqu’il s’agit de vous soutirer de l’argent. Nous nous sommes fait piéger plusieurs fois par le passé et nous savons comment se comporter. L’unique raison qui nous pousserait à suivre cet homme serait d’avoir un réel service à lui payer (une vidange, graissage des croisillons de transmission, etc). Mais il est désormais hors de question de faire ce genre de faveur alors que l’arnaque est au bout du virage et nous le savons parfaitement. Nous vous expliquerons dans un prochain article ce qui nous a amené à opter pour ce genre de comportement à l’égard des marocains. Mais revenons à notre aventure…

Il ne reste que quelques kilomètres avant d’atteindre les portes du désert. Nous jubilons. L’air est plus sec et tout est sablonneux ici. Les cheveux, les yeux, les chaussettes et l’intégralité du 4×4 se fait envahir par un sable fin, cuivré et pernicieux qui détruit tout sur son passage. Mais c’est cette beauté cruelle qui nous a attiré ici alors essayons d’en profiter. Nous décidons dans un premier temps de parcourir la ville. Nous voulons atteindre Erg Chigaga en plein désert et bivouaquer près de la plus haute dune de la région (300 mètres). Malheureusement, nous ne disposons pas de système GPS efficace avec track points afin de trouver notre chemin parmi les dizaines de pistes de la région. Le désert est changeant et il est facile de s’y perdre. Nous avons besoin d’une voiture d’assistance avec nous qui nous guidera à travers de dédale de dunes jumelles et de champs de roquettes immenses.

Après quelques kilomètres, nous décidons d’appeler Pascal. Rencontré deux semaines auparavant à Mohamedia, il nous avait proposé son numéro de téléphone en cas de problème. Pascal est un spécialiste du Raid au Maroc depuis plus de vingt ans et personne ne connait mieux que lui les régions reculées que nous traversons. Il possède également un réseau au Maroc et nous fûmes guidés vers un dénommé Hassan. Propriétaire d’un camping à M’hammid, Hassan est un bon ami de Pascal, qui lui apporte de nombreux clients chaque année. On sent rapidement la complicité des deux hommes et nous décidons de lui demander s’il pourrait nous procurer un guide avec 4×4 afin de nous emmener jusqu’à Erg Chigaga. Cinq théières de menthe plus tard, nous tombons d’accord. Hassan nous propose un prix intéressant comprenant l’assistance 4×4, le guide, les repas et la nuit dans un camp nomade en plein désert et cela pour 150 euros. Nous ne réfléchissons pas trop et aux vues des tarifs appliqués par les agences au centre du village, nous lui serrons la main et décidons de partir dès le lendemain matin.

10h00. Un homme en tenue de nomade nous attend à l’entrée du camping. Il se prénomme Mokhtar. Fils de nomade à dos de dromadaire, il connait le désert parfaitement et possède une connaissance des pistes environnantes. J’explique néanmoins à notre guide que nous sommes très chargés et que note but est de voyager durant un an, ce qui expliquera ma conduite prudente et plutôt lente. « Pas problème missieu ». Le temps de dégonfler les pneus du Defender et nous voilà partis sur les pistes. On se rend rapidement compte que Mokthar roule comme un assassin. La piste est caillouteuse et ce ne sont pas de petits graviers mais d’énormes cailloux saillants. Le flanc de notre pneu avant droit est lacéré depuis le Portugal, nous ne pouvons rouler comme au Paris-Dakar et puis comment profiter de paysages aussi majestueux en jouant le chrono à chaque dune ou chaque virage ? Nous décidons de nous arrêter et nous expliquons à Mokthar qu’il faut ralentir car il nous est même arrivé de perdre la trace de son 4×4. Seul les nuages de poussière au loin nous donne l’indication de sa présence mais s’en est trop, c’est trop rapide, trop fatiguant pour nous et pour Django.

Quelques kilomètres plus loin, nous stoppons les véhicules. Dès le nez en dehors du 4×4, une forte odeur de « salade » nous chatouille les narines. Nous sommes en plein désert et on se demande comment de la végétation pourrait survivre ici. Et pourtant, c’était devant nous depuis le départ. D’immense champs de Roquette parsèment le désert et servent de nourriture aux centaines de dromadaires de la région. Des élevages complets viennent brouter cette douce denrée vitaminée dont les animaux raffolent. L’odeur est très forte au point que Marina veuille en ramasser quelques pieds. Je l’en dissuade. Nous sommes en plein désert et une diarrhée surprise pourrait être dangereuse et gâcher notre aventure. Dommage. Mais pas d’inquiétude, le désert réserve d’autres surprises sur notre route…

Nous reprenons les 4×4 et sentons sous les pneus que le sol se fait de plus en plus meuble. Ca y est, je vais enfin pouvoir comprendre comment fonctionne la boîte de transfert du Defender. Moi qui voulais faire un stage de pilotage dans les landes pour apprendre la conduite sur sable, c’est désormais inutile. Le désert m’offre le plus grand terrain d’entraînement du monde. Petites dunes, grandes dunes, virages, lignes droites, sable dur, mou, tout y est ! Le véhicule est à l’arrêt et je décide de passer en vitesses courtes et de bloquer le différenciel. On obtient alors le maximum de motricité par roue et le 4×4 donne le meilleur de sa puissance pour ne pas s’enliser. Malgré des premiers kilomètres maladroits, je comprends très vite comment réagit le véhicule en fonction du terrain. Je sens la mécanique s’enclencher et c’est incroyable de ressentir à ce point la boîte de vitesse ou la transmission. C’est l’effet de rouler sur une surface meuble. Rien de contraint les roues et on entend parfaitement les éléments du moteur et des trains fonctionner. Je comprends alors que tout est question d’expérience et qu’il faut pratiquer pour prendre confiance dans sa conduite et dans les capacités du véhicule. mais trêve de détails techniques. Il est fort amusant de pratiquer le tout-terrain sur le sable mais il faut savoir ouvrir les yeux et profiter des paysages irréels de la région.

Après 60 kilomètres de pistes, nous atteignons enfin notre camp pour la nuit. Plusieurs cases en terre accueillent normalement plusieurs familles de touristes. La bonne nouvelle, c’est que nous sommes seuls au monde. Seuls ? Pas si sûrs. Un nomade nous accueille. Il parle français et s’occupera de nous durant deux jours. Ali est un jeune nomade dont la vie est partagée entre le métier de guide du désert mais également d’autres petits jobs en ville. Nous faisons connaissance, discutons et devenons un peu plus « amis » progressivement. On se sent rassurés de côtoyer ce genre de personne en ces lieux peu hospitaliers. Ils sont nés ici, on grandit dans le désert. Ils connaissent le moindre petit puit et les différentes familles nomades qui parcourent ces immensités.

Ali, guide d’Erg Chigaga.

Nous prenons le temps de gravir les quelques dunes environnantes à pieds. On comprend vite pourquoi il est impossible de traverser le désert sans une parfaite connaissance de la topographie de l’Erg. Le sable est un véritable piège. Chaque pas demande un effort considérable. On se souvient des documentaires prodiguant quelques conseils de marche pour survivre mais il n’en est rien. La réalité est bien plus… disons « réelle ». L’apparente beauté du désert n’est qu’une illusion, un mirage occultant la triste vérité. Il est impossible de survivre ici sans être coutumier des techniques berbères de survie. Le temps de redescendre et nous remontons dans le 4×4 de Mokhtar. Notre lenteur du matin l’a décidé à nous embarquer dans son véhicule afin d’être plus rapide. Nous comprenons comment cela est possible: Il suffit de rouler pied au plancher au risque de ruiner suspensions, freins, rotules, roulements, pneus et j’en passe. Mokhtar s’en fiche et il prend plaisir à faire décoller les roues du 4×4 à chaque petite pierre ou bosse. Nos reins subissent et nous finissons par en rire. Musique berbère mauritanienne à plein volume, nous rejoignons une oasis située à quelques kilomètres du campement. C’est le lieu qu’a choisit un chirurgien marocain pour y construire sa maison. L’eau remonte des sols et offre la possibilité aux palmiers de pousser. Ils prodiguent une ombre précieuse durant les saisons chaudes et l’eau indispensable à la survie. Le lieu est magique mais la vielle carcasse d’un defender d’un autre âge nous rappelle la dureté de la vie ici. Une panne trop importante et c’est le véhicule qu’il faut abandonner pour rejoindre M’hammid au plus vite. Nous prenons quelques photos avec nos guides, qui s’amusent à simuler une réparation désespérée sur ce 4×4 rongé par le sable et le soleil. On rit. Et puis on pense à ce genre de situation qui pourrait nous arriver. Que faire dans ce cas à part s’en remettre aux nomades du désert qui sauront vous aider coute que coute, ne l’oublions pas.

Mais ne traînons pas ici, il nous faut rejoindre l’Erg Chigaga, la tour Eiffel du désert. Le coin est plutôt touristique, les tentes y sont chères et les clients plutôt aisés. On se surprend à rencontrer des enfants hollandais pratiquant le surf sur sable durant l’après-midi. Mais rien de grave à cela. Nous reprenons notre marche et tentons d’atteindre le sommet de cette dune prometteuse. C’est long, très long. Les crêtes intermédiaires paraissent proches. Nous pensions l’atteindre en 15 minutes mais nous en venons à bout en une petite heure… Ne boudons pas notre effort. La vue est indescriptible. Un léger vent balaye les arrêtes acérées des dunes et projettent le sable qui vient fouetter nos visages. C’est douloureux et l’appareil photo souffre. Le moindre grain vient enrayer les mécanismes de l’objectif ou du boîtier. Je tente désespérément de le cacher sou mon pull mais c’est peine perdu, il est également rempli de sable. Tampis, quitte à tuer mon appareil ici, je le ferai en prenant des clichés. C’est peut-être la plus belle fin pour un appareil photo finalement…

Après une vingtaine de minutes passées au sommet, nous redescendons. Il est temps de repartir car il faut encore trouver du bois pour le bivouac de ce soir. En chemin, nous stoppons le 4×4 près d’une tente nommade. Quelques chèvres et un feu nous attendent. Un viel homme réside ici, accompagné de sa femme. Le soleil se couche et les couleurs deviennent magiques. Le vent a cessé. C’est parfait. On s’assoie et nous nous voyons offrir un thè.

Personne ne parle, cela ne sert à rien. Seuls quelques regards timides et fugaces suffisent au moment présent. L’instant se fige et on caresse une pureté humaine rare. L’essentiel del’humanité est avec nous, ici même. On croit être de trop, nous, voyageurs. Seules tâches à ce décors dont les acteurs brillent par leur génie. On voudrait ne plus repartir, comprendre et observer. J’offre une cigarette à notre hôte et lui sert la main. On se reverra de l’autre côté, marchant côte à côte dans les cieux, souriant à Dieu, reconaissant de sa bonté éternelle. Il nous faut repartir, maleureusement. Le manteau d’étoile s’est abbatu et seule une lune puissante et totale nous éclaire pour retrouver le véhicule. En reprenant la route, je ne parle plus, je scrute l’horizon. Je pense à mes ancêtres qui vivaient peut-être non loin d’ici, du côté algérien du désert. Tout cela n’était qu’un rappel de qui je suis vraiment, moi, petit Lillois égaré, marchant sur les traces de ses origines profondes, tribales et mystérieuses. Je n’ai pas de trace écrite de ma généalogie arabe, juste des suppositions. C’est très bien comme celà. Il ne reste qu’à m’imprégnier de cette culture et de m’y retrouver en elle…

Je n’ai pas vu le temps passer. Nous sommes de retour au campement. Nous étions inquièts de laisser le 4×4 sans surveillance au milieu du désert mais comme Ali nous le rappelle. Nous pouvons laisser un lingot d’or au milieu du bivouac et il sera toujours là un an après. On ne vole pas ici, on s’entraide et on partage. C’est là l’unique façon de survivre ici à Erg Chigaga.

Nous mangeons un Tajine de légumes et buvons notre dernier Thé. Mokhtar et Ali nous offrent un feu de joie, auprès duquel nous tentons de nous réchauffer. Les légendes disaient vrai. Lé désert est un enfer glacial une fois la nuit tombée. Nous sommes en Janvier et les épaisses couches de vêtements portées par les locaux isolent aussi bien du chaud que du froid. Quelques morceaux de Derbouka plus tard, nous allons nous coucher dans notre petite maison de terre qui apparait comme un hôtel cinq étoiles à nos yeux. Bonne nuit à toi lieu insolite, bonne nuit à vous nomades, que la nuit vous apporte repos et conseil. Seul subsiste l’espoir que le sable maroccain ne recouvre pas nos corps déspiritualisés, enveloppes décharnées occidentales, dénuées de sens et de morale mystique. Nous ne sommes pas du même monde ou peut-être ne l’avons nous pas interprété de la même façon. Finallement, l’ordre naturel des choses exige note départ, évitant de souiller un art de vivre arabe ancestral et majestueux. Une poésie du rien et du tout qui sait mettre en exergue la petite pousse de roquette du Désert, le fin dessin du sable dans les dunes et les chants retentissants des nomades en caravane traversant les immensités d’Erg Chigaga.


Lucas Dumortier

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